Les sanctions économiques, armes à courte vue

Les sanctions économiques sont souvent à double tranchant, nous apprend l’Histoire. Si elles fragilisent, dans un premier temps, les entités visées, elles se retournent régulièrement contre ceux qui les ont instiguées.
Depuis son entrée à la Maison Banche, Donald Trump manie les sanctions diplomatiques et économiques comme peu de présidents américains avant lui. La Russie, l’Iran, la Turquie ou encore la Chine ont tous, pour des raisons et dans des proportions différentes, fait les frais de l’ire du fantasque milliardaire. Si les pays visés par ces sanctions en paient le plus lourd tribu, leurs partenaires, Etats ou entreprises, ne sont pas épargnés, et ce en vertu du sacro-saint principe de l’extraterritorialité du droit américain.
Menaces sur les entreprises européennes
Depuis leur retrait de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, le 8 mai dernier, les Etats-Unis ont rétabli une série de sanctions interdisant à toute entreprise ou personne physique dans le monde de commercer avec Téhéran en matière de métaux, de pétrochimie et d’énergie, et prohibant les échanges financiers avec la banque centrale d’Iran. Si elles violent ces interdictions, les entreprises contrevenantes s’exposent au gel de leurs avoirs aux Etats-Unis ou à des poursuites devant la justice américaine. Autant dire que peu d’entre elles s’y risqueront, d’autant que la riposte de Bruxelles semble bien timorée.
Les conséquences de ces sanctions sont, dans un premier temps, néfastes pour les entreprises européennes. A commencer par les grands groupes tricolores qui, à l’instar de Total, ont annoncé se désengager d’Iran. Le géant pétrolier français, qui possède 10 milliards d’actifs aux Etats-Unis et dont 90% des opérations financières transitent par des banques américaines, abandonne officiellement le projet du gisement gazier South Pars, pour lequel il avait signé, en 2017, un accord d’un montant de 4,9 milliards de dollars.
La Société Générale fait preuve de la même prudence. La banque française a annoncé, lundi 3 septembre, avoir provisionné pas moins de 1,2 milliard d’euros afin de régler son litige avec les autorités américaines. Washington reproche à l’établissement d’avoir effectué des transactions impliquant des pays faisant l’objet de sanctions, au premier rang desquels l’Iran.
Les entreprises plus modestes ne sont pas épargnées par les sanctions américaines. Les taxes sur les importations d’acier et d’aluminium, ainsi que les sanctions promulguées par les Etats-Unis à l’encontre d’entités russes, pèsent sur les PME européennes et françaises. Des entreprises qui pourraient avoir à se passer de leur principal fournisseur, Rusal, concerné par les sanctions et qui contribue à hauteur de 20% des importations d’aluminium primaire en Europe. Ainsi d’Aluminium Dunkerque, première fonderie européenne, qui craint des « centaines de millions d’euros de pertes » si elle ne pouvait s’approvisionner auprès de l’usine irlandaise de Rusal.
Selon Reuters, un certain nombre de clients européens de Rusal s’apprêteraient à tourner le dos au géant russe, alors qu’il est représenté du 12 au 14 septembre à Berlin dans le cadre de la conférence annuelle organisée par le magazine Metal Bulletin, en marge de laquelle sont traditionnellement négociés les contrats entre compagnies du secteur. Des entreprises qui redoutent que ces sanctions ne soient pas levées d’ici le 23 octobre, date à laquelle tous les clients américains de Rusal, mais aussi tous ses autres clients ayant des activités ou des clients aux Etats-Unis, devront avoir rompu leurs liens avec le Russe.
Si elle avait à se passer de Rusal, l’Europe devrait aller chercher auprès d’autres fournisseurs les 1,5 million de tonnes que la société russe lui fournit chaque année. Une gageure, voire une mission impossible, d’autant que l’effet immédiat de cette absence résulterait en une flambée des prix et en de fréquentes pénuries. Avec, à la clé, la destruction prévisible de milliers d’emplois et la fermeture de fonderies un peu partout sur le Vieux Continent.
Des sanctions contre-productives
Pourtant, si les sanctions économiques sont une menace directe pour les intérêts des entreprises concernées et de leurs partenaires, elles se retournent souvent, dans un second temps, contre ceux qui les émettent. L’Histoire le montre. Efficaces à court terme, les sanctions économiques se révèlent à double tranchant. C’est ce qu’au XIVe siècle ont appris à leurs dépens les villes de la Hanse allemande, nous apprend un article publié dans Slate. Jalouses de l’influence de la ville flamande de Bruges, carrefour marchand d’Europe du Nord, elles décident d’une série de sanctions visant à asphyxier la puissante cité. Mais, pendant que Bruges crie famine, les marchands anglais et hollandais grappillent les parts de marché obligeamment offertes par leurs concurrents hanséates, s’étant eux-mêmes exclus de nombreux circuits commerciaux. L’embargo, de moins en moins efficace et populaire, sera levé au bout de six ans. Le rapport de force avait tourné.
De nos jours, les Etats-Unis s’exposent aux mêmes risques. Celui que les pays visés directement ou non par leurs sanctions, un temps étourdis, ne fassent ensuite preuve de résilience. Celui qu’ils structurent de nouvelles filières parallèles, dans lesquelles les Etats-Unis ne joueront plus, comme auparavant, un rôle central. La Chine l’a bien compris, elle qui a besoin d’hydrocarbures et qui reste, à ce jour, le premier partenaire économique de l’Iran. « Ces sanctions, en entraînant le retrait d’entreprises américaines, européennes ou japonaises, peuvent aussi élargir les opportunités des firmes chinoises », analyse l’économiste d’une université pékinoise, Hu Xingdou, cité par Radio Canada. Au lendemain du retrait américain de l’accord sur le nucléaire, les échanges de contrats en yuans entre Shanghai et Téhéran ont plus que doublé. Mais la Chine, déjà à l’origine de 50 % de la production mondiale d’aluminium, pourrait également renforcer sa position sur ce marché, en devenant l’interlocuteur privilégié des fonderies européennes.
Dans un monde multipolaire, les sanctions américaines bousculent les équilibres stratégiques planétaires. A leur détriment ? Une possibilité exprimée par l’ancien parlementaire et secrétaire d’Etat iranien Ahmad Salabatian, qui confie à L’Obs que Donald « Trump est en train de précipiter les alliances militaires entre l’Iran, la Russie et la Chine. (…) C’est la Chine qui en profite le plus. Le plus grand volume d’échanges économiques est aujourd’hui réalisé avec la Chine, et cela va continuer. Sur le plan géopolitique et militaire, c’est la Russie qui en profite largement ». Et pas l’Oncle Sam.